Dans ce troisième livre, publié en 1981, revient sur son passé d'enfant unique élevée simplement dans la petite ville de Lillebonne en Normandie, où la plupart des femmes sont au foyer ou des ouvrières plutôt rustres et abimées.

Le livre s'ouvre par ces lignes : "Femmes fragiles et vaporeuses, fées aux mains douces, petits souffles de la maison qui font naître silencieusement l'ordre et la beauté, femmes sans voix, soumises, j'ai beau chercher, je n'en vois pas beaucoup dans le paysage de mon enfance. Ni même les modèles au-dessous, moins distingué, plus torchon, les frotteuses d'évier à se mirer dedans, les accomodatrices de restes, et celles qui sont à la sortie de l'école un quart d'heure avant la sonnerie, tous devoirs ménagers accomplis ; les biens organisées jusqu'à la mort."

C'est dans cet environnement peu propice à la poésie qu'elle développe, comme la plupart des enfants, des rêves plein la tête.

"j'avais une trouille bleue que la Vierge m'apparaisse, après j'aurais été obligée d'être une sainte et je n'y tenais pas."
"Voyager et faire l'amour, je crois que rien ne me paraissait plus beau à dix ans".

Devenue adulte, sa vie n'aura rien à voir avec ses représentations et désirs de petite fille. La cause de ce décalage sera largement imputable à sa condition de femme. Elle a beau avoir lu "Le deuxième sexe" et nombre d'autres livres indispensable, elle ne s'en laissera pas moins prendre au piège tendu par une société qui attend d'elle qu'elle devienne une épouse et une mère.

Mariée à un étudiant alors qu'elle est encore elle-même en études, elle se retrouve brutalement reléguée dans un rôle de mère au foyer que la maternité viendra bientôt encore assombrir. Elle devient une femme gelée.

"Je déteste Annecy. C'est là que je me suis enlisée. Que j'ai vécu jour après jour la différence entre lui et moi, coulé dans un univers de femme rétréci, bourré jusqu'à la gueule de minuscules soucis. De solitude. Je suis devenue la gardienne du foyer, la préposée à la subsistance des êtres et à l'entretien des choses." (On se souvient, au passage, de l'univers des femmes décrit par Beauvoir, pour lesquelles la nature se réduit généralement à "un pot de géranium").

Elle arrive toutefois à obtenir le Capes qu'elle passe pour le second fois et décroche un poste de prof de lettres. Elle pourra quitter sa cage de ménagère sans pour autant s'affranchir de ses "devoirs" au foyer. A dessein, elle s'octroie une condamnation maximale en arrêtant de prendre la pilule, à l'insu de son mari :
"Le vrai motif, c'était que je n'imaginais plus de changer un peu ma vie autrement qu'en ayant un enfant. Je ne tomberai jamais plus bas."

Le texte, magnifique, haletant et rageur, rend impitoyablement compte par le menu des journées immuables d'une femme qui prépare tous les repas de la maisonnée, récure et prévoit, pourvoit à tous les besoins de sa progéniture, réduite à se contenter des miettes de temps offertes par les siestes quotidiennes de l'enfant.

"Une femme gelée" se révèle être un témoignage concret et tout droit sorti des entrailles du Deuxième sexe de Beauvoir. On espère bien sûr que cette dernière a lu le livre d'Annie Ernaux !

Un témoignage qui claque et même un sacré coup de poing, en plus d'être une véritable prouesse littéraire. ( )