« […] Aujourd'hui même, par exemple, Monsieur MacChoakumchild nous donnait des explications sur la prospérité naturelle…
– Nationale ; je crois qu'il a dû dire nationale, reprit Louise.
– Oui, vous avez raison… Mais est-ce que ce n'est pas la même chose ? demanda-t-elle timidement.
– Puisqu'il a dit nationale, vous ferez aussi bien de dire comme lui, répliqua Louise avec sa sécheresse et sa réserve habituelles.
– Prospérité nationale. Par exemple, nous a-t-il dit, cette salle que vous voyez représente une nation. Et dans cette nation, il y a pour cinquante millions d'argent. Cette nation ne jouit-elle pas d'une grande prospérité ? Fille numéro vingt, n'est-ce pas là une nation prospère et ne devez-vous pas vous féliciter ?
– Et qu'avez-vous répondu ? demanda Louise.
– Mademoiselle Louise, j'ai répondu que je ne savais pas. J'ai cru que je ne pouvais pas savoir si la nation prospérait ou ne prospérait pas, ou si je devais ou non me féliciter, avant de savoir qui avait l'argent et s'il m'en revenait une part. Mais ça ne faisait rien à l'affaire. Ça n'était pas dans les chiffres, dit Sissy en s'essuyant les yeux.
– Vous avez commis là une grande erreur, remarqua Louise.
– Oui, Mademoiselle Louise, je le sais maintenant. Alors Monsieur MacChoakumchild a dit qu'il allait me donner encore un moyen de me rattraper. “Cette salle, a-t-il dit, représente une ville immense et renferme un million d'habitants, et parmi ces habitants il n'y en a que vingt-cinq qui meurent de faim dans les rues chaque année. Quelle remarque avez-vous à faire sur cette proportion ?” Ma remarque, je n'ai pas pu en trouver une meilleure, a été que je pensais que cela devait paraître tout aussi dur à ceux qui mouraient de faim, qu'il y eût un million d'habitants ou un million de millions. Et je me trompais encore.
– C'est évident. »
Charles Dickens, Les Temps difficiles, trad. P. Lorain et W. Hughes, Paris, Hachette, 1857, chap. 9.